Vers une éthique du métier d’ingénieur
Les innovations foisonnent et posent des questions éthiques. Le développement des technologies va souvent plus vite que nos réflexions sur les impacts sociétaux et environnementaux, car c’est précisément la nouveauté scientifique qui apporte le questionnement. Dans ce contexte, l’ingénieur a un rôle clé à jouer par son savoir-faire, ses connaissances et compétences, ainsi que sa capacité à prévoir. Avoir une conscience éthique ne suffit pas toujours si elle n’est pas encouragée par une politique de conception éthique dans les entreprises et les institutions.
Comment appuyer la volonté éthique dans les innovations ? Comment transformer durablement la profession sur ce critère ? Comment évoluera le rôle de l’ingénieur par rapport à l’éthique ?
Définition de l’éthique
Les termes de morale et d’éthique sont souvent confondus. Pourtant l’éthique est bien souvent un compromis entre deux morales qui s’affrontent sur un sujet.
Chercher l’éthique par le prisme des valeurs, c’est réfléchir au comportement à adopter dans une démarche individuelle et collective, en tenant compte des contraintes, des besoins et des situations.
L’éthique n’est ni justice, ni science. Elle cherche plutôt la justesse de comportement par rapport à un contexte. Elle est donc subjective et peut varier d’une personne à une autre, d’une culture à une autre.
On parle aussi de responsabilité en ingénierie, il s’agit de la capacité à assumer un choix de conception en ayant conscience des impacts sociétaux et environnementaux.
Quelques exemples de problèmes éthiques en ingénierie
La méfiance du grand public face aux innovations technologiques vient du fait que certaines d’entre elles ont généré des problématiques et donc une image de comportements anti-éthiques largement relayée par les médias.
On peut citer :
- L’intelligence artificielle perçue comme une menace pour l’emploi et/ou une nouvelle arme de désinformation,
- L’automatisation et la robotisation qui remplaceraient de nombreux métiers,
- La reconnaissance faciale soupçonnée de surveiller les personnes sans leur consentement,
- Les armes autonomes,
- Le clonage et ses risques,
- Les algorithmes misogynes dans le domaine du recrutement,
- Les chatbots paramétrés par des personnes malveillantes qui font circuler de fausses et dangereuses informations, etc.
Ces risques masquent parfois le potentiel extraordinaire des outils innovants auprès du grand public.
L’ingénieur et l’éthique
Le métier d’ingénieur concerne de nombreux secteurs d’activité et diverses spécialisations, ce qui ouvre à des problématiques tout aussi variées et donc des catégories de problèmes éthiques différentes. De plus, l’ingénierie appelle une collaboration entre plusieurs experts, qui peuvent venir de pays différents et donc être dotés de valeurs divergentes.
Les prises de décision des ingénieurs répondent aux objectifs qu’on leur fixe, des objectifs dictés par des impératifs commerciaux et/ou financiers, souvent dénués de la notion d’éthique.
Le grand nombre d’interlocuteurs en ingénierie ajoute de la difficulté à la problématique. A qui revient la responsabilité ? Les changements de chefs de projet constituent une difficulté supplémentaire pour identifier un responsable référent, à jour de tout ce qui a été fait précédemment.
Tous ces paramètres nous montrent que l’intégrité de l’ingénieur n’est pas forcément à remettre en cause. Elle peut être contrariée entre recherche de loyauté vis-à-vis de l’employeur et volonté éthique, ou encore être noyée dans le flux de changements lors du projet. La conscience et la volonté de l’expert semblent bien faibles en face de toutes ces contraintes. Si le contexte interne de l’entreprise et le contexte social ne soutiennent pas l’ambition éthique, comment l’ingénieur peut-il adopter un comportement qui le soit ?
Comment favoriser les comportements éthiques dans l’ingénierie et transformer la profession durablement ?
La réponse à cette question sensible ne peut être unique. La problématique de l’éthique étant plurielle, les pistes de solutions le sont aussi.
- Intégrer la réflexion éthique dès la phase de conception : C’est déjà le cas dans certaines organisations, des comités éthiques examinent les impacts potentiels des technologies en cours de développement. Généraliser cette pratique contribuerait à prévenir les risques et à permettre aux ingénieurs de travailler dans le bon sens.
- Établir une politique de l’éthique dans chaque entreprise qui inclurait des normes et des principes basés par exemple sur la protection de la vie privée, l’égalité entre les femmes et les hommes, la sécurité, etc. Ainsi, l’ingénieur n’aurait plus à choisir entre sa loyauté et les valeurs sociétales.
- Encadrer la production d’innovations par des organismes légitimes : On peut citer l’exemple de la CNIL, Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui a annoncé le 23 janvier 2023, la création d’un service de l’intelligence artificielle.
- Sensibiliser et former tous les collaborateurs sur le sujet de l’éthique pour développer la réflexion collective et la conscience à chaque étape de la conception.
- Mettre en place des strates de validation éthique pour que la question de la responsabilité ne se pose plus de manière générale mais soit catégorisée et attribuée en fonction des étapes de conception. Ainsi les ingénieurs sauraient exactement quel est leur niveau de responsabilité et son périmètre.
- Encourager la transparence et le dialogue sur les pratiques et les politiques pour susciter la confiance des utilisateurs.
- Collaborer avec des experts en éthique (par exemple des avocats ou des consultants spécialisés…) pour identifier les risques et trouver des pistes de solutions.
- Inclure comme c’est déjà le cas dans certaines écoles des cours de sensibilisation à l’éthique en lien avec la spécialisation et avec la profession d’ingénieur en général.
Comment évoluera le rôle de l’ingénieur par rapport à l’éthique ?
Les avancées technologiques, leur fulgurance et leur portée augmentent l’importance de l’éthique en matière d’ingénierie. La notion sera indissociable de la fonction dans les années qui viennent, c’est une certitude. Ceci étant, la responsabilité du sujet éthique n’est pas seulement l’affaire de l’ingénieur. La technologie produira de la valeur positive si tous les acteurs de la société s’emparent de la problématique. Toutes les sphères sont concernées (éducative, économique, technologique, politique, juridique) pour créer une réflexion commune fructueuse et un cadre protecteur. Si la société au sens large promeut la « conception by ethics », les ingénieurs pourront l’intégrer dans leurs missions, selon leur rôle et leur périmètre d’action.
Quant au rythme de cette évolution, il reste à déterminer. La vitesse de conception est beaucoup plus intense que la vitesse d’organisation des parties prenantes autour de la question éthique.
Les ingénieurs deviennent des professionnels responsables et éthiques qui prennent en compte l’impact de leur travail sur la société dans son ensemble. Pour avancer plus vite dans cette démarche, ils ont besoin que la société et les entreprises en fassent un enjeu majeur.
Malgré leur immense et vaste potentiel, les technologies ont besoin d’acquérir des valeurs pour produire des innovations vertueuses. Seul l’humain peut offrir cette valeur à la technologie, en l’encadrant et en la supervisant comme il se doit.